Scarlett Reliquet |

Sortir du labyrinthe

Parvine Curie, à partir d’une époque bien précise — la toute fin des années 1980 —,pense à introduire l’idée d’élan, d’envol et de déséquilibre. Il s’agit d’une rupture importante avec les périodes précédentes marquées par une grande stabilité. Elle sculpte : Personnage penché (1992), La Chevauchée (1997), L’Envol (1998), Battement d’ailes (2001), Chute blanche. Non pas qu’elle imagine libérer totalement la sculpture de son support, ou de sa base, car elle reste partiellement enracinée. Comment vouloir prétendre à la légèreté quand tous les volumes sont pleins et à pans coupés ?Son oeuvre sculpté de cette période n’est pas motivé par une recherche d’apesanteur mais plutôt par l’expression d’un arrachement, ce qui induit à la fois une dimension tragique et un fort dynamisme. Il en résulte des obliques, des formes effilées et des volumes en porte-à-faux. Cette impression de décollage est due au choix d’une base précaire, dont les points d’appui sont très limités, aux formes plus acérées et au décrochement des volumes.

Les sculpteurs modernes fascinés par la fulgurance de l’instant, ont cherché dans un défi qu’ils se sont lancé à eux-mêmes, à condenser cette sensation dans une seule figure d’expression. Le mouvement et sa figuration, son incarnation dans la matière ont intrigué plus d’un sculpteur : Raymond Duchamp-Villon et son Cheval majeur, Constantin Brancusi et ses Oiseaux dans l’espace, Alberto Giacometti et son Homme qui chavire, ont livré, chacun dans son langage, une solution différente à ce problème essentiel auquel la sculpture a voulu se confronter. Si les futuristes (Umberto Boccioni, par exemple) et ceux qui ont adhéré, comme Duchamp-Villon, à leur discours, ont tenté de montrer l’effet de continuité dans le déplacement dynamique des volumes ou le mouvement hélicoïdal autour d’un axe, c’était mus par une fascination pour la vie moderne et ses inventions technologiques. L’exaltation du fugace et son saisissement n’intéressent pas Parvine Curie, de même que ces sujets paraissent très éloignés des préoccupations d’un sculpteur comme Giacometti.

Touchant à l’incarnation en sculpture de l’idée de mouvement, c’est peut-être de Brancusi que Parvine Curie, se rapproche le plus. Par les proportions élancées de ses oeuvres et le reflet de ses formes dures et polies, Brancusi obtient, malgré leur grande stabilité, des effets dynamiques. Les Envols, Chevauchée, Ailé tombé, Battement d’ailes, aux formes également fuselées et sans aspérité aucune, traduisent — selon les mots de Parvine Curie elle-même — un « désir d’échapper ». Échapper au temps présent, échapper à la fixité et donc à la mort, échapper aux habitudes, s’abstraire des pesanteurs et des velléités qui caractérisent la vie des hommes. Mais a contrario, le vol indique tout aussi bien la venue inattendue d’un « oiseau prophète », porteur d’un message mystérieux, tel celui de Robert Schumann, décrit dans l’une de ses Scènes de la forêt (opus 82, 1849, 7e mouvement), dont les miniatures musicales illustrent autant d’impressions diverses éprouvées par un personnage arpentant les bois.

À la question « Pourquoi la sculpture ? », Parvine Curie s’interrogeait simplement dans des notes éparses d’un journal qu’elle tient par intermittence : « Est-ce pour créer un lieu tangible avec l’autre monde ? » et répondait tout aussi simplement : « La sculpture[ce sont] ces heures, ces journées d’une qualité autre où l’on crée à travers la terre, un refuge aussi, une demeure, un labyrinthe, à la recherche d’un centre. »

Scarlett Reliquet

Scarlett Reliquet |

Le piège de silence de la sculpture


[…] la forêt scellée devenant un piège de silence, un jardin d’hiver que ses grilles fermées rendent aux allées et venues de fantômes.


La Porte étroite

Parvine Curie pratique des brèches, aménage des vides, déploie une circulation entre les volumes pleins. Ainsi la puissance expressive des formes sculptées — ou assemblées dans les collages — vient de la contention, de la retenue de l’énergie capturée dans ces vides. Et on sait bien, c’est le cas dans la calligraphie chinoise, que c’est de la qualité et de la force de ce vide que dépend la pertinence des équilibres des volumes pleins.Tout tient par le vide.

Les vides prennent d’autant plus de sens — un sens allégorique — que cette oeuvre est majoritairement faite de volumes pleins, souvent imbriqués. Le vide (Habitacle-Mère ;Mère-labyrinthe, 1972 ; Château de l’âme, 1981) n’est pas un rien mais un espace où la lumière s’insinue, met les volumes en exergue. Cette ouverture pratiquée dans lamasse de la sculpture constitue un passage qui renvoie au caractère transitoire de notre vie sur terre. Il raconte aussi le parcours nécessaire pour parvenir au rien. Il décrit le cheminement méditatif qui conduit au dépouillement. L’escalier que l’on retrouve fréquemment esquissé dans la sculpture de Parvine Curie, illustre aussi l’attente,la progression, le questionnement. Vers quoi vont ces degrés ? L’escalier, en soi un motif classique aux excellentes qualités plastiques, fonctionne plutôt comme une figure allégorique du doute et de la nécessité de ce doute. De même, le choix de la figure du monastère comme lieu de réclusion et de méditation souligne un intérêt marqué de l’artiste pour l’ascèse, pour le silence. Car la pratique du silence prépare au silence infini qui attend chacun d’entre nous.

De très nombreux titres de sculpture de Parvine Curie font allusion au sacré, à la religion,souvent au travers des constructions qu’elle a laissées : Mère-chapelle (1973-1974) ;Château de l’âme — par allusion à l’ouvrage de sainte Thérèse d’Ávila ; Grande Guizeh(1988) ; Grand Campanile (1990-1991) ; Le Grand Beffroi (1992) ; Mère Poblet (1996) ;Pjeta (2008) ; Personnage Burkha (2004), etc. De même, les Thangkas larges assemblages de pièces géométriques de tissus suspendus, décrivent des formes architecturées rendues visibles par superposition et effets de transparence. Le tulle, sur lequel ces formes sont cousues, utilise le vide et la lumière qui s’y glisse pour former un tableau. Le choix réduit de la palette, allant du blanc au noir en passant par toutes lesnuances de gris, rend encore plus prégnante l’idée de vide. Le titre de ces patchworks suggère d’ailleurs les tissus de prière tibétains que l’on roule et emporte avec soi en pèlerinage. Si certaines figures comme Georges Gurdjieff, Krishnamurti ou Shri Aurobindo ont marqué Parvine Curie, il semblerait que toutes les religions aient exercé sur elle une fascination — sans doute pas leur dogme, mais plutôt la capacité qu’elles possèdent de modifier l’homme, de lui offrir une forme de sagesse et de conscience.Un film récent a ému Parvine Curie, L’Arbre et la Forêt d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau. Il met en scène le secret d’un homme et sa révélation finale à ses proches.De même, sa sculpture orchestre-t-elle une série de non-dits. Le fait d’avoir à arpenter— parfois sans finalité apparente —, à aller puis revenir sur nos pas, à errer dans le labyrinthe est une vraie métaphore de l’existence. La sculpture de Parvine Curie décrit à sa façon ces jours qui se font ténèbres.

La poésie de Jules Supervielle génère des lieux intermédiaires, à l’abri des deux réalités flagrantes et tangibles que sont la vie et la mort. L’écriture y est susceptible d’incarner une vie parallèle. Comme chez le poète qui se forge « un langage qui puisse être comme un seuil entre la parole trop bruyante des vivants et le mutisme impénétrable des défunts », Parvine Curie cherche à nous faire accéder à un état supérieur de la conscience qui passe par un renoncement au savoir, une acceptation de la mort et l’éloge d’une mémoire oublieuse. Comme la poésie de Supervielle, sa sculpture paraît vouloir échapper aux pièges d’une prétendue objectivité. Ainsi, tenter d’expliquer la poésie/la sculpture à l’aide des catégories distribuées par la raison, c’est s’exposer à détruire le secret informulable où elles s’expriment. C’est pourquoi la poésie ou la littérature,permettent au spectateur de conserver une distance salutaire, une suspension nécessaire, un retrait opportun.


Dans la forêt sans heures
On abat un grand arbre
Un vide vertical
Tremble en forme de fût
Près du tronc étendu.
Cherchez, cherchez, oiseaux,
La place de vos nids
Dans ce haut souvenir
Tant qu’il murmure encore.

Scarlett Reliquet

Pierre Cabanne |

Pedralbes, l'étape née du désir

Le lieu est magique. Sur les les flancs du Tibidabo, au-dessus de Barcelone, au monastère de Santa Maria de Pedralbes, la lumière du matin éclaire les ocres et les roses fanés du cloître à trois étages de style gothique catalan. Dans les espaces préservés vivent et prient des clarisses ; elles assurent la continuité mystique de cette fondation séculaire. Les sculptures de Parvine Curie ne sauraient offenser leur vœu de silence et de prière, elles sont elles-même rigueur, ferveur et repliement ; mais parfois les formes s’échappent et adoptent un mouvement ascensionnel, s’enchaînent dans des attitudes baroques. Les marbres noirs et les bronzes nocturnes sont recueillement, exploration ou jaillissement, ils ne s’opposent ni à la couleur de la pierre, à la légèreté des colonnettes du cloître ou à la grâce massive des murs de l’église.

Ils proposent un dialogue, celui de la création contemporaine avec l’architecture catalane gothique ; l’auteur de ces sculptures est, rassurante rencontre, familière de l’esprit, des formes et du climat catalans, elle y a vécu et travaillé, fréquenté des intellectuels et des artistes. Pedralbes est le bout du chemin, l’étape née du désir.Trente-trois œuvres, dont treize récentes, jalonnent l’ensemble exposé dans le cloître, leur unité est dans la recherche, la passion des formes, leur questionnement, l’émotion de la naissance et de l’accomplissement à partir des Mères.
Mères-Trois Personnages, Mère-Citadelle, Mère-Forteresse ou Mère-Matmata, bronze ou teck, en plusieurs éléments, développent la plus rigoureuse des visions intérieures, celle qui harmonise la pensée et l’action. Ces Mères, nées de l’architecture, retournent à l’architecture, en épousent les formes pures, l’élancement ou le repliement, à la fois massives et ajourées. Les Campaniles évoquent les clochers romans et se muent en Personnage penché, en marbre noir de Belgique, les Couples bousculent leur gangue pour laisser passer entre les volumes l’air et la lumière de la Petite Fontaine-Champignon. Le mouvement disloque les lignes, donne de l’espace aux vides, enchevêtre les rythmes ; la demeure n’est plus structure, refuge, ramassée sur elle-même, elle s’éclate en rameaux sombres, défie l’architecture à laquelle elle est confrontée, oppose son désordre concerté à l’ordre gothique.

À Pedralbes Parvine organise les épousailles de sa propre création, qui est volume, espace, lumière, avec les volumes, l’espace et la lumière de ce lieu préservé du monde ; elle en est par-delà le temps et dans ses œuvres, le guetteur d’absolu.
Parvine Curie appelle Déséquilibre, Envol ou Chevauchée ses bronzes récents, où tout n’est qu’éclatement dans la tension des forces. Sa sculpture n’a plus de pesanteur, elle perd l’équilibre, s’ouvre et s’épanche dans l’air ambiant, se mue en montées et en croisements entre les parois. L’échelle de rigueur et de force concentrée des Mères se transforme en un complexe paysage escarpé enfermant ses émotions et ses rêves.
Pedralbes impose une évidence, ce qui est confronté à ses splendeurs en partage la dimension spirituelle ; la foi, très forte, qui a présidé à sa construction et y maintient son climat de ferveur et d’oraison invite l’œuvre exposée dans l’écrin parfait du cloître à adopter le sacré non comme un vêtement de circonstance mais comme une référence de pensée à la mesure, à la hauteur, de ce passé monumental rude et raffiné. Après Pedralbes la sculpture de Parvine Curie ne sera plus la même, elle aura reçu l’onction catalane depuis longtemps approchée dans ses années de jeunesse et de recherche, aujourd’hui conquise.

Pierre Cabanne
Meudon, février 1999

Lydia Harambourg |

Une sculpture-mémorial intemporelle

La sculpture est, par essence, espace. Celle de Parvine Curie entretient depuis ses débuts, avec celui-ci un dialogue harmonique d’une impressionnante rigueur dans son accomplissement. À l’instar des maîtres d’œuvre du passé, elle invente des formes issues d’un véritable travail de construction en accord avec ce qui l’entoure. Sculpture monolithe, architecture métaphorique, l’œuvre de Parvine Curie procède du monumental. En authentique constructeur, elle cherche à saisir derrière l’enveloppe sensible, l’ordonnance des formes qui régit le monde, les lois physiologiques en prise sur l’espace perceptif, afin d’exprimer l’accord de la matière et de son enracinement dans l’espace.

Un accord qui revêt au monastère gothique de Pedralbes à Barcelone, une intensité particulièrement expressive.
Parmi les conquêtes de l’art sculptural du XXe siècle, figurent le retour aux éléments primordiaux, la recherche de la forme pure, une sobriété en osmose avec l’union du sensible et du spirituel. Une définition qui pourrait être aussi celle du grand classicisme dans sa poursuite d’un équilibre pour une meilleure répartition des masses. Il s’en dégage imperceptiblement une action discrète de la fonction créatrice de la lumière, sur les formes superbement arrêtées dans la rigidité de la matière.

Parvine Curie a été formée à cet héritage, dans la certitude d’atteindre une convergence entre le volume et l’espace afin de déboucher sur une harmonieuse intégration de l’art et des hommes. En cela, ses recherches et les solutions qu’elle tente d’y apporter, sont éloquentes à partir des rapports étroits entre sculpture, architecture et environnement.
Comme aux origines où l’homme s’est essayé à créer un lieu de rencontre entre le paysage et la forme inventée, Parvine Curie développe des formes élémentaires, âpres, solidement ancrées au sol avec la fermeté des choses sur lesquelles le temps n’a plus aucune prise. Il en sourd une tension qui évolue en silence à l’intérieur du volume ouvert aux surfaces nettes et polies. Sur ses plans lisses, l’absence d’ombre devient pure lumière et nécessite l’installation de l’œuvre en plein air afin qu’elle puisse recevoir la réflexion solaire qui la fera vivre. Le sculpteur se mue en architecte. Du chaos initial naît une structure, idéogramme de l’abri, du passage.
Parvine Curie partage avec ses contemporains une charge émotionnelle inhérente à ces volumes découpés dans la masse et détenteurs d’une force en puissance indomptable. D’abord langage de la forme dans l’espace, la sculpture moderne a abandonné les anciennes techniques de modelage, dans la distance qu’elle a prise avec la corporalité et le refus de la représentation figurative de cette réalité.
La sculpture de Parvine Curie participe de cet engagement éthique et plastique dans sa quête à réaliser l’unité de la forme et de la matière, de la représentation et de l’essence. Elle construit une réalité «autre» en accord avec son instinct créateur.
Altières et solitaires, ses sculptures appartiennent au monde diurne que viendra réveiller la clarté solaire. Noires, en bois, en bronze, ou en résine, elles sont simultanément asile et refuge, temple, cathédrale, Mère. Elles occupent autrement l’espace, devenu énergie latente, autour de la forme et à travers elle. Parvine Curie construit par séquences. Les découpages s’assemblent, s’ordonnent en imbrications complexes d’ouvertures amorçant l’idée d’un labyrinthe. Les vides exaltent les pleins, tout en tissant entre eux des rapports mystérieux.
Le rigoureux agencement des formes s’imbriquant en plans verticaux est l’amorce de la cellule primordiale, matrice originelle qui nous convie à découvrir ces «grandes présences maternelles bien plantées sur la terre». C’est dans cette récurrence thématique de la «mère», double entité fondatrice de fécondité et de protection, que Parvine Curie puise ses racines. Constructions primitives en constante métamorphose qui appellent à la circulation interne ou encore, murailles rythmées de portiques, d’ouvertures, ses sculptures inventent un ordre nouveau. Elles ont la force d’une présence intemporelle doublée d’une impérieuse volonté d’être. Nées de la terre pour rejoindre le ciel, elles sont ermitages, pyramides, basiliques, remparts, autant de lieux qui incitent à la méditation.
Un dialogue métaphorique entre la sculpture et l’architecture s’établit, dont la matérialisation trouve son expression dans la vitalité des formes, dans une monumentalité aux rythmes graves et profonds. Une conformité du langage et de l’appréhension mentale de l’espace propre à la sculpture d’aujourd’hui requiert du praticien qu’il travaille en géomètre. Mais il lui faut transcender les règles orthogonales, car la finalité est autre. Pour le sculpteur il s’agit d’outrepasser les lois utilitaires afin de laisser s’épanouir cette part d’inconnu qui est de l’ordre de la pure création. La matière revendique l’espace, entretient avec celui-ci un rapport physique, dans lequel volumes et lignes cernent le vide, l’incorporent pour lui donner une valeur réelle, active. Parvine Curie a trouvé son propre langage artistique dans les racines profondes de sa mémoire, où souvenirs et voyages cohabitent.

À travers le temps et l’espace, les couvents troglodytes accrochés sur les pitons perdus au-dessus des précipices de la Cappadoce renvoient aux fortifications médiévales, aux degrés des pyramides qui s’élèvent dans la plaine de Guizeh, où le Sphynx renaît à chaque lever du soleil, comme aux cathédrales fantomatiques et bleutées des rochers dans la Vallée des Rois. L’ondulation des canyons a la courbe des voûtes romanes. Sa nostalgie pour la noblesse de cette architecture, dont elle partage le désir d’évoquer une éternité statique, mieux un
perpetuum mobile, est indissociable de la certitude que toute sculpture se déploie dans l’espace comme les grandes nefs de Vézelay ou de Tournus.
Parvine Curie érige son vocabulaire plastique à l’aune de la pureté conceptuelle inhérente à la sculpture d’aujourd’hui et aussi de cette forte symbolique qui imprègne son œuvre. Et dans son aspiration à exprimer la volonté esthétique de son époque, elle n’a garde de délaisser l’héritage du passé. Les problèmes qui se posaient au sculpteur égyptien ou roman sont les mêmes que les siens, quand elle se trouve face à face avec l’objet à naître. Marquée par l’identité d’une géométrie massive aux vives arêtes, sa sculpture exprime par des équivalences plastiques et les espaces intermédiaires, le sens profond de l’harmonie, une force en perpétuel devenir.
Dans ces édifices, tout revêt un caractère symbolique. Solidement amarrées, ses sculptures ont des poussées ascendantes qui sont les signes du sacré qui habite son œuvre.
La verticalité en souligne d’autant plus l’essentialité plastique en liaison avec l’immobilité rituelle. La solennité naturelle et divine. Dans chaque œuvre s’enracine une part d’éternité. Celle de Parvine Curie crée sa vision du monde. Ses sculptures sont des éléments de la nature d’une telle vigueur de rayonnement qu’elles dépassent tout concept de modernité pour rejoindre l’intemporalité du grand classicisme.


Lydia Harambourg
Historienne et critique d'art
Paris, janvier 1999

David Marti |

Lettre à ma mère

Quand je songe à tes sculptures, je me mets à rêver à ces efforts aboutis que sont tes formes, idoles d’un jardin, d’une forêt. Tu vagabondes sur le récif de l’inspiration, quand tu tapes sur l’arête cruciale ; alors la forme prend vie comme par miracle et tu soupires devant le spectacle. Toi qui polis le marbre, le bois et la pierre obtuse, en quel paradis es-tu-née ? Chez toi on se trouve dans l’étable de l’enfant Jésus ; les copeaux de bois s’éparpillent. Comment exprimer cette création féconde, qui réalise tes rêves en bois, en terre et en bronze ? D’un doigt surgit une main, un arbre, une cathédrale.
Dans l’enceinte du cloître, comme des paupières mi-ouvertes, parasolent arcs et voûtes.

Tes sculptures ardentes y retrouveront une vie nouvelle proposant à l’architecture du lieu le dialogue de leurs propres lignes, verticales, courbes ou obliques. Pourtant, au départ c’est simple, que ce soit argile, carton ou bois ; mais ta vision t’entraîne loin dans le secret de la matière la plus rude, jusqu’à l’état brut du diamant. Au monastère de Pedralbes, s’érigeront Pyramides, Matmatas, Mères et Campaniles, en bronze, en teck, de toi, ma mère Parvine Curie.

Souvenirs de mon enfance : Parvine, ma mère, dans le haut de la «Casa de les Punxes» à la Diagonal de Barcelone, sur les terrasses et toits vermeils, sculpte des Personnages-Lunes, des êtres-Soleils. Une prolifération de terres cuites envahit l’espace. Pendant des heures, elle clairseme des hippocampes d’argile rugueuse, des masques telluriques à
patine d’oxyde, des poupées rouges comme le sang. Mère aux luttes extrêmes !
Et encore, je me remémore son atelier face à l’église Santa Maria del Mar (dans le quartier gothique), ses premiers pas dans l’Art Sacré et Abstrait, sa première Mère en bois et en métal. Je n’avais que cinq ans ; cet endroit me semblait très mystérieux face à ces voûtes anciennes.

Dis-moi, à quel monde as-tu emprunté tes visions d’Astres colossaux ? Quel Sphynx
d’Égypte connaît tes secrets ? Tes mains ont réveillé un jour la matière la plus obscure pour lui arracher ces joyaux qui brûlent par-delà les monts et les mers.
Tes sculptures se dresseront au Printemps dans le grand enclos de Pedralbes, patio de mes rêves d’enfant.

David Marti
Cadaquès, 30 janvier 1999

Jean-Pierre Arnaud |

catalogue de l'exposition de Barcelone, 1999

Quand on découvre pour la première fois un collage de Parvine Curie, on ressent une impression indéfinissable et durable de dépaysement. Le spectacle est vraiment troublant, presque dérangeant. Mais l’on soupçonne assez vite que ces lieux ou architectures déserts ne doivent leur étrangeté à aucun procédé déjà répertorié. On n’y reconnaît, par exemple, aucune trace d’écriture post-romantique, ni aucun de ces trucages optiques ou scénographiques dont se sont nourris les images surréalistes ou le cinéma fantastique.
Traités en camaïeux de blancs, de beiges, de bruns ou de noirs, les collages récents de Parvine Curie manifestent le même sens de l’économie et de la stylisation que ses sculptures.

Parvine Curie part le plus souvent de photographies personnelles qu’elle agrandit à la photocopieuse, découpe et distribue sur la feuille. Souvent elle n’en utilise qu’un petit fragment, à peine reconnaissable, car la couleur a disparu, l’agrandissement trouble la lecture et l’agencement n’obéit plus aux lois de la perspective photographique. Il lui arrive aussi de garder davantage d’éléments et de proposer une transposition «à plat» de la dynamique architecturale, en conservant même parfois la visée choisie par l’objectif.
C’est entre ces deux solutions extrêmes, en tout cas, que semble se situer l’espace de jeu et de liberté choisi par l’artiste.

Le choix des papiers entre aussi pour beaucoup dans l’élaboration du collage. La palette, il est vrai, reste volontairement réduite. Mais l’artiste joue de l’épaisseur du papier, de sa souplesse, de son grain, de sa plus ou moins grande matité ; l’encre et la gouache peuvent également intervenir, surtout dans les œuvres les plus récentes, moins éloignées en ce sens de l’esthétique picturale.

Le geste étant plus rapide qu’en sculpture (coups de ciseaux ou de tranchoir, collage lui-même de la pièce), l’opération demande une grande disponibilité et beaucoup de concentration. Le résultat séduit et enchante. On croit pouvoir y lire le fruit d’un dialogue à trois voix entre la lumière, demandée au fond, l’architecture -ou plutôt son interprétation imaginaire en deux dimensions- et la matière même des pièces collées. Qu’un de ces éléments fasse défaut ou intervienne de manière déséquilibrée, aussitôt tout l’édifice perdrait de sa force poétique et risquerait de devenir un mauvais château de papiers. Au-delà de la technique choisie, ce difficile exercice exige un réel sens visionnaire, le même sans doute qui guide la main et l’outil de l’artiste dans l’atelier de sculpture tout proche.

Jean-Pierre Arnaud
Présence de l’Art contemporain